Racine

Une inquiétude m'annonçait ton passage bien avant que tu aies quitté la cour de la maison de ton père. Dès que tu prenais ton bâton, un fremissement commençait, une crispation au ras du sol qui m'atteignait très vite. Je ne t'attendais jamais longtemps.

Tu arrivais toujours par le même chemin, comme si tu faisais chaque fois exactement le même tour. J'aurais aimé te demander pourquoi. Mais même si je n'avais pas été sourde et muette, tu n'aurais sans doute pas daigné me répondre. Il y avait toujours du monde sur la place quand tu passais et tu ne saluais jamais personne, aussi aimable qu'on fusse. Au contraire, il émanait de tous tes actes un mépris si universel et un désir de solitude si absolu qu'ils m'écœuraient.

Je t'aimais quand même, et j'espérais que tu me remarquerais un jour. Tu dirais maintenant que mon intérêt pour toi n'était qu'un double-fond, qu'en vérité un désir de vagabondage seul me poussait vers toi parce que tu étais aussi nomade qu'on puisse l'être chez nous. Tu aurais peut-être raison. Depuis que le sort m'avait transportée sur ton île, j'avais toujours voulu repartir.

Quoi qu'il en soit, j'espérais qu'un jour tu me remarquerais et que tu m'emporterais avec toi. Il m'a fallu des années pour comprendre que c'était à moi de bouger, si je voulais devenir ton compagnon de route. Tu ne m'emmènerais jamais, il fallait te suivre.

Bouger, voyager, quitter son lieux – facile à dire pour tes pareils, énormément difficile à faire pour les miens. Mais je ne suis pas du genre que les échecs démoralisent. La patience est ma force, le temps est mon allié, la mémoire est ma lymphe. Même aujourd'hui, déracinée, en mouvement depuis un jour d'été si lointain que j'ai perdu le compte des saisons qui m'en séparent, exposée aux dangers des routes, même aujourd'hui je puise dans le souvenir du sol que je ne toucherai jamais plus.

Fleuve amer d'une source suave, moi aussi je connais la nostalgie. On le soupçonne en m'écoutant te parler comme je le fais presque chaque jour, et c'est vrai : après ta mort, la mort de tes fils et celle de tes petits-fils, lorsque mes derniers souvenirs de toi commençaient à se brouiller, j'aurais voulu rentrer pour rejoindre les lieux qui avaient, j'en étais convaincue, gardé tes traces. Mais notre île avait sombré pour toujours dans des profondeurs inaccessibles pour moi sans une aide dans laquelle j'ai espéré en vain pendant des longues années, ballottée d'une côte à l'autre de notre mer par les courants et les vents.

Chaque mythe a son fond de vérité, et n'ayant plus où se rendre on se donne un passé glorieux. Du moins je le suppose parce-que partout où la sort m'a menée à la recherche de notre île, je n'ai rien trouvé que les fausses traces d'un lieu mythique qu'on nommait Atlantis.

Tu me reprochérais d'avoir perdu mon temps de mauvaise foi. Je sais très bien que le temps dévore ses enfants.

Tout comme toi je connais le regret, mais même en ce moment, jétée sur une plage inconnue, encroûtée de sel, dévorée par la soif et par un soleil qui ne fait plus que finir de me déssecher, je ne regrette presque un seul instant de mon existence. Il y a une exception, pourtant, que j'ai besoin de confesser.

C'était le jour d'été où j'ai réussi à te suivre. Depuis quelque temps déjà il me semblait que l'île entière m'incitait battant un rhythme sourd mais incessant, et je croyais de plus en plus fermement que tous les dieux, si divisés qu'ils fussent en beacoup d'autres choses, approuvaient. Cela m'a donné la force de me déraciner, je crois.

La peur qu'on me découvre, qu'on me rattrape et qu'on me punisse évapora vite, peut-être parce que les premiers pas furent si difficiles à faire que l´effort de marcher l'oblitéra. Mais la peur de perdre tes traces monta vite, aiguisant mes sens, et avec ta présence j'avertis celle de ta mère et de ta petite sœur.

Elles te suivaient aussi et tu l'ignorais, je le sus tout de suite. Comme toi, ta mère ne se doutait pas d'être suivie. Elle ne visait que son but. Quant à ta sœur, elle était déterminée mais trop petite, trop lente. Au bout de quelques instants elle perdit vos traces et s'égara dans les broussailles.

Pendant que je pondérais si je devais la remettre sur la voie du retour ou la laisser se débrouiller pour qu'elle apprenne, ta mère se transforma en un serpent et t'approcha.

Si tu avais eu besoin d'aide, j'aurais réagi trop tard. Mais il n'y eut même pas besoin de t'alarmer, je venais à peine de remarquer la métamorphose que déjà tu lui écrasais le dos.

Comme toi, je n'eus aucune pitié d'elle. Mais à différence de toi, je sus tout de suite qu'elle n'était pas morte et qu'elle était trop rusée pour toi et trop leste pour moi. Elle t'aurait, c'était inévitable.

Quand elle eut relevé la tête de la poussière et arrêté par des mots doux ton bras élévé pour frapper, je me retournai de l'autre côté. Ce n'était plus nécessaire de faire attention, il fallait attendre qu'elle t'ait transformé pour essayer de te secourir.

Ta petite sœur, par contre, avait besoin d'aide sans retard. En panique à cause de la solitude, de l'obscurité qui allait tomber bientôt et des chiens errants qu'elle entendait rôder, elle faisait trop de bruit, s'égarant davantage.

Mais elle était perspicace, quoique petite et inexpérimentée. Elle comprit vite ce qu'il fallait faire, grimpa, se percha sur une de mes branches hautes, à l'abri des bêtes, et s'attacha à mon tronc par sa ceinture.

Elle savait aussi qu'il fallait rester réveillée pour se protéger. Mais cela n'était pas faisable à son âge. Tôt ou tard, elle finirait par s'endormir, elle se relâcherait, la ceinture ne tiendrait pas et elle tomberait. Nous le savions toutes les deux, et c'est pour cela que malgré tout je ne t'ai pas suivi, mon amour, quand ta mère t'eut transformé en une femme.

J'ai souffri avec toi, j'ai senti ta détresse courir dans mes propres veines, empoisonner jusque aux recès plus profonds et plus cachés de mon être. Avec toi et comme toi, je fus enveloppée par mille cordes vivantes, enchevêtrées et entrenouées. À différence de toi, j'aurait pu les couper. Mais le nœud dans la ceinture de ta sœur me retenait. Sans moi elle serait tombée, il fallait veiller sur elle.

Ainsi, je restai sur place, essayant en vain de me faire remarquer. La petite, tout en parlant avec sa poupée et avec la lune, ne semblait pas pouvoir imaginer que je puisse lui adresser la parole. C'est peut-être pour cela qu'elle ne remarqua pas mes efforts.

Pendant ce temps, les bêtes de proie approchaient. Si elle avait été plus agée, elle aurait su que tomber n'était plus le seul péril. Bientôt, on aurait grimpé jusqu'à la branche sur laquelle elle se croyait en sûreté. Elle aurait été perdue si elle ne s'était pas transformée.

Cela, elle ne le savait pas plus qu'elle ne connaissait le prix de la métamorphose vers laquelle la peur l'entraînait, et puis enfin, qui pourrait la blâmer d'avoir usé les facultés qu'elle tenait de votre mère ? À l'âge qu'elle avait, on ne se méfie pas des dons de ses parents, soient-ils autant infectes que le cheval de Troie. Mais je divague.

Je ne saurais pas décrire en quoi elle se transforma. Comme toi depuis ce jour-là, je n'ai pas le don de la vue. Mais je sentis nettement que ses doigts devenaient des griffes et que la vibration de sa voix ployait les mots de plus en plus, les triturant jusqu'à les réduire à un chuintement agaçant.

Quand elle partit, je perçus un froissement sec et dur comme de parchemin qui se transforma en s'éloignant dans des coups d'air lents et lourds comme d'ailes géantes, pendant que les vibrations de ses cris désormais inhumains repandaient dans le bois un silence terrible. Elle te cherchait, j'en fus certaine, et je redoutai ce qu'elle ferait de toi si elle te trouvait. Je voulus la suivre, même sachant qu'elle était beacoup trop rapide pour moi, mais quelque chose me retint. Ta mère m'avait enlacée et m'empêchait de bouger.

« Laisse-les aller » – dit-elle – « pourquoi veux-tu te mêler à nos affaires de famille ? Et puis ma petite, elle ne sera pas la dernière. »

« Lâche prise! » – je ripostai – « Pourquoi ne protèges-tu pas tes enfants ? » « Le monde est un lieu cruel » – dit-elle tout bas, doucement – « Il faut qu'ils apprennent ».

« C'est vous qui êtes cruels ! » – criai-je, me secouant de toutes mes forces – « Tes ancêtres, ton époux et toi-même ! Depuis des générations et des générations vous vous entre-tuez, c'est vous qui dévorez vos enfants, c'est vous les Tantalides ! Il n'y a pas de malédiction, il n'y a que vos actions ! Il est temps de vous arrêter, il est temps d'en finir ! »

« C'est juste », murmurat-elle, « C'est juste. Mais justement, pour en finir il faut nous arrêter définitivement, c'est cela que mes enfants doivent apprendre. Tu me donnes raison. »

« Non ! » – criai-je – « Votre héritage n'est pas leur destin, c'est cela qu'ils doivent comprendre ! Ils doivent apprendre à ne plus suivre les traces de vos pas ! »

« Nos empreintes sont partout dans le monde, il n'est pas possible de marcher sans suivre un des innombrables chemins que nous avons creusé. Ton espérance est vaine. » Elle me lâcha.

« Suis-les si tu veux » – dit-elle – « Mon œuvre est achevée. Va voir si mes enfants ont encore besoin de ton amour ou de ton aide. Mon petit sera écouté et redouté par les plus puissants des rois, tout ce qu’il dira sera la vérité. Ma petite envolée, elle est l'étoffe dont on fabrique les monstres, ses exploits mettront au monde milles mythes fabriqués pour ne pas regarder la vérité en face, elle sera la tempétueuse Aello, Ocypète foudroyante et Kélaino noircie par le sang des victimes, Atropos la macabre, Echidna qui glisse des abîmes dans les cœurs des hommes, Charybde vorace, Scylla vénimeuse, Hydra pétrifiante, Chimère déchiqueteuse de poèmes, de langues, d'yeux et d'oreilles, Alecto, Mégère, Tysiphone, Euryale, Méduse, Sthéno et leurs sœurs aînées, les redoutables Graies, Deino la terrible, Ényo sanglante et Pemphrédo, perfide entre toutes. Elle sera la Sphinx, gravide d'énigmes mortelles, monument aux aveugles. » Ivre de noms, elle s'oubliait. Je l'écrasai de tout mon poids, tout en sachant que je la découpérais seulement, sans pouvoir la tuer.

« Tu as raison, peut-être » – je dis en piétinant – « Mais nous verrons, quand-même. Tes fils sont des monstres, mais moi, je suis le bois dans lequel on taille les barques pour traverser la mer, les coupes qu'on lève pour boire à l'hospitalité, les jouets pour enfants. Je suis le ligne qui peut toujours, malgré tout, être dressé pour appeler à la pitié et à la paix. Tu n'es pas seule dans le monde. Moi aussi, j'existe. »