Je ne le comprends pas, mon fils, ses insomnies, ses espoirs, sa guerre qui piétine dans ce marais entre orient et occident, ses ordres à des soldats épuisés, son mépris du printemps qui approche et de la palude réveillée qui ne cesse pas de lui dire regarde autour de toi, la guerre est un prologue, on compte à rebours : la guerre, les rats, la plague, la mort.
Je parle parce que je n'ai plus la force de me taire, c'est le vase de Pandore qui déborde, il faut que je me lamente tout haut, il faut que je hurle pourquoi pourquoi mais pourquoi dis-le moi, mon fils pourquoi, est-ce la faute à ton père et a moi, ne t'avons-nous pas montré la beauté de la terre fertile, les cieux vastes et l'eau pure, ne t'avons-nous pas appris a respecter les créatures et le monde, ne t'avons-nous pas enseigné à vivre ?
Dis !
Parle !
Fils raté d'une mère malheureuse et d'un père trop faible ! Est-ce nous qui avons armé ton bras ? Est-ce moi qui t'ai dit dans le sauve-qui-peut de la déroute cours vite, abandonne Troie aux flammes et va couper l'herbe sous le pied des autres pour fonder un nouveau règne ? C'est très commode de blâmer les dieux pour vos choix, et alors pourquoi ne pas m'écouter ? Le roi était mort, vive le roi ! Les vainqueurs n'étaient encore que des barbares blanchis à la chaux, faciles à manier, on aurait pu les attraper avant qu'il commencent à forger ce que tu appelles une civilisation, une nation, un état, ah, dieux, un état ! J'éclate ! Regarde-le donc, cet état, regarde-le ce sol que vous piétinez en aveugles insouciants, regarde ces arbres que vous brûlez pour enfumer vos adversaires, regarde cette terre que vous épuisez déjà, et vous venez seulement de commencer ! Où irez-vous quand vous aurez rendu le monde inhabitable ?
Est-ce-que Carthage n'était pas la capitale d'un état civilisé et prospère ? Pourquoi ne pas écouter la femme qui t'aimait malgré tout assez pour t'élever sur son trône ? Pourquoi rejeter une alliance féconde, pourquoi refuser d'être son second ?
Mais voilà, ma fureur s'estompe. Mon père le disait bien, je suis faite pour l'amour, pas pour la colère. Ta future femme et ton fils me font pitié, déjà. Je sais très bien qu'aimer ton père fut alors une erreur, et je vois que maintenant tu devrais être traité comme une mauvaise herbe, une sauterelle, un fléau. Mais tu restes mon enfant.
Et puis enfin je vois trop haut et trop loin. Avant longtemps, les miens et moi disparaîtrons. Vous aurez saisi nos noms pour en faire les garants de vos actions. Ironie de Chronos, le souvenir de nos cultes deviendra immortel quand nous n'aurons plus rien à dire.