Saint Michel

Mon nom est Laurent, je suis né au début du vingtième siècle en Silésie d’un père français et d’une mère allemande.

Je suis un homme qui aime ses parents, sa femme et ses enfants d’un amour constant comme le battement du cœur, indispensable comme la respiration. Même au milieu du combat, au fond je ne pense qu’à eux.

Je n’aime pas les boches, par contre. Ma mère, c’est different, elle n’est pas boche, elle est une petite femme brune aux yeux doux. Quand je dis « les boches », je pense d’abord et surtout à mes camarades. Mais on ne peut pas choisir ses camarades, surtout dans une guerre comme celle-ci – guerre civile qu’on l’appelle, on vient de partout. Heureusement, on n’est pas obligé de s’aimer, il suffit qu’on s’entre-couvre.

En plus, ils ne chantent pas mal, les boches. On se sent tout de suite comme chez soi auprès du feu quand ils commencent, même si leurs ballades sont aussi ternes et mornes que la journée de combat qui vient de s’achever.

Cela ne change rien au fait qu’ils soient abrutis au reveil, brutaux sur le champ de bataille et toujours bourrés au couvre-feu. Mais on avance vite avec eux. Broussaille, route ou ville, il n’y a pas mieux pour faire place nette.

C’est pour cela que Mario, un Génois qui parlait español comme une vache italienne, et moi, nous appréciions leur compagnie plus que celle des autres nationalistes. On était devenus copains justement à cause de cela, Mario et moi. Je dis « parlait », « nous appréciions » et « on était » parce qu’il vient de se faire foutre, Mario. C’est dommage, on riait beaucoup ensemble même dans les disputes. Mais les idéalistes sont toujours à l’avant et Mario était un des plus fervents. Pas fasciste du tout, mais passé du communisme à l’anticommunisme pur, à deuxcent pour cent.

J’y suis allé et j’ai vu, il disait. Il avait été à Moscou, je ne sais pas pourquoi. Il disait : pour voir, justement, mais il ne savait pas mentir, ça se voyait qu’il taisait quelque chose. Une fois, quand on était bien bourrés, j’ai essayé d’en savoir plus. J’ai commencé tout doux, en demandant s’il y était allé seul. Mais là déjà j’étais en plein terrain miné. « Ta gueule » – il m’a dit en français – « fous-moi la paix ». Et plus rien.

Mais il n’a pas été tué par des républicains. Ironie du destin, nos boches l’ont fait, à cause d’un chien errant.

On était dans une taverne. C’était trop tôt pour terminer la journée, mais on n’avait plus rien à faire. Les boches chantaient comme d’habitude mais ça se voyait qu'ils étaient de mauvaise humeur. Nous aussi, d'ailleurs. Depuis des semaines la guerre semblait tourner en rond, on se sentait comme des femmes de ménage, on a juste terminé que revoilà le gâchis. Rien n’avançait.

Il y avait un drôle de vieux à notre table qui parlait tout seul en buvant avec des tics et des éclats de voix qu’on ne pouvait pas manquer de remarquer. Je l'ai regardé et j'ai pensé: C’est fait, on va s’amuser. J'ai donné un coup de coude à Mario, mais il a secoué la tête et un moment après j'ai dû lui donner raison. À côté du vieux, un chien était assis sur ses pattes de derrière, et le boche qui aimait tourmenter les animaux pour se distraire se levait déjà, en le fixant. « Eh ben, tant mieux » – je dis hochant les épaules – « pas de cas de conscience ». « Tu penses ? », demanda Mario en français et je sus tout de suite que ça allait se gâcher.

En effet, quand le boche saisit le chien et quitta la taverne escorté par ses potes, Mario se leva, me tapa sur l’épaule et les suivit. « Arrête ! » – je criai – « nom d’un… ». Inutile de continuer, la porte s’était refermée. Après quelques moments je me levai aussi, en maugréant.

J’aurais dû me dépecher comme le vieux drôle qui était sorti tout de suite après Mario. Mais je suis lourd. Mario m’appelait toujours Laulent – « Venga, Laulent ! » – il riait – « Bouge, coño ! El enemigo nos espera  ». Quand je tournai le coin au bout de la rue, le chien était déjà cruficié à un arbre auquel on avait noué une planche. Les pattes de devant étaient écartées, disloquées et clouées à la planche, celles de derrière étaient croisées et fixées au tronc par un long clou. Accroupi au pied de l’arbre, le vieux drôle glapissait.

Mario n’était pas très loin, à genoux au milieu de la rue, recourbé, le pistolet d’un officier boche dans la nuque. Un autre boche, un petit soldat maigre et blond, gesticulait en criant quelque chose comme « Arrêtez ! C’est un des nôtres !  » Pour toute réponse le pistolet vira et lui envoya une balle dedans. Je me mis à courir sortant mon révolver, mais je fus trop lent, « eres una lumaca, Laulent » – aurait rigolé Mario – « menos mal que disparas pronto ». Mais pour lui c’était trop tard. Avant que je fusse assez proche pour tirer à coup sûr avec cette merde de pétard qu’on avait en dotation, l’officier avait remis le canon sur la nuque de Mario et tiré à brûle-pourpoint. Mon cri le fit tourner, mais là, ce fut son tour d’être trop lent. Je lui plaçai une balle dans la tête, puis je fis la fête au reste. Bourrés qu’ils étaient, je les descendis un par un presque tranquillement, comme à la foire.

Et puis voilà, j’aurais pu m’en aller, ni vu ni connu. Mais il y avait des outils abandonnés à côté de la rue. J’ai pris une pelle et j’ai creusé une fosse. Puis j’ai descendu le chien de la croix – le vieux glapissait toujours sans regarder ce qui se passait – et je l’ai enterré avec Mario. Pendant que je remplissais la fosse, un peloton de falangistes est passé. J’aurais pu essayer de mentir, pas un jour ne passait sans embusquade. Mais j’ai dit la vérité tout de suite, peut-être parce que je suis trop bête, peut-être parce qu’y en a marre, ou peut-être simplement parce que chacun a son tour et que c’est le mien de me faire descendre, maintenant, tiré en bas par le poids de mes actions.